Ernest Pignon-Ernest

Ernest Pignon-Ernest

Hors les murs

Jean-Louis Prat,
Commissaire de l’exposition

Hors les murs

Depuis longtemps les images critiques puissantes créées par Ernest Pignon-Ernest ont envahi les murs des villes de différents continents ; villes choisies par ce créateur pour leur passé ou leur présent, afin de dire ce qu’il en est de sa vision du temps, le nôtre maintenant. Par son langage neuf dont il est, à l’évidence, l’un des fondateurs, il va à la rencontre de l’homme, des hommes, au plus proche de leurs lieux de vie, de pensée, de croyance, de rêves ou d’utopies.

Hors les murs de son atelier, voilà le chemin inattendu emprunté depuis plus de quatre décennies par cet artiste hors du commun qui bouleverse des règles bien établies et les conventions qui régissent le monde de l’art depuis des siècles. Dans cette attention portée à tout ce qui se passe, se vit, se dit et s’écrit, dans cette attention portée à ce que nous rejetons tous trop souvent, Ernest Pignon-Ernest trouve un terreau fertile qui nous touche. Il fait appel à notre mémoire, à notre passé, pour parler au présent. A l’aide d’une technique classique du dessin portée à son plus haut niveau, manière de dire également que l’on peut s’exprimer avec toutes les ressources d’un grand métier, Ernest Pignon-Ernest parle un langage parfaitement contemporain.

Ainsi de l’atelier, antre naturel du peintre, jusqu’à la rue, il n’y a qu’un pas que le créateur franchit en collant et affichant sur des murs érodés les cris de la vie. Désormais le peintre peut être vu, rejeté ou admiré par ces hommes qui n’ont pas eu le temps de contempler la Grande Peinture mais qui ne pourront ignorer ainsi la portée de ce message. Le peintre prend appui sur la fuite du temps, sachant pertinemment que l’usure et les intempéries viendront à bout de ce qu’il a mis en exergue mais, d’autres façons, rien ne sera effacé de toutes les injustices de ceux qui maltraitent le monde. Ernest Pignon-Ernest aime les écrivains, les poètes, les philosophes, tous ceux qui façonnent et racontent à leur façon notre époque. Il est souvent leur ami, trouvant des points d’appui et des repères évidents à ses idées. En s’appuyant sur la parole et l’écrit, manière de dire aussi que, quelque soit le créateur, il ne vit pas seul, reclus dans son atelier, mais reste toujours guidé par les rencontres et les échanges. L’assurance de la liberté.

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Les escaliers du Sacré-Cœur

C’est chaque fois une grande image surgie du mur, née de lui.
Elle est parole et pourtant muette. A Naples, après les crucifixions, les descentes de croix, je cherchais des traces de ces martyrs, des lambeaux de corps, des linges sacrés, et chaque fragment retrouvé reconstituait une part du drame. Chaque fois encore, l’image géante déchirée, venue du mur, créait une immense zone de paix autour de cette présence inattendue, percutante, insoutenable, témoignage de ces martyrs qui refusent de se réduire au silence du mur, collés de leurs larmes. Le papier déchiré, douloureux comme une peau se refuse au sublime de l’image et de son origine pour se perdre sur ces grains de pierre, les anfractuosités qui déjà les dévorent.

Souvent l’image, Rimbaud, les morts silencieux de la Commune, Maïakovski le géant, tant d’autres, se déchiraient d’eux-mêmes pour signifier avec leur disparition, leur souffrance d’être, d’avoir été. Souvent encore, gris et noirs d’exister ainsi, ils agrandissaient l’espace, prenaient la rue à témoin, envahissaient les lieux, griffaient le mur, allaient chercher le ciel qu’il soit bleu ou blême, plus grand que les pierres sur lesquelles ils gisent, mutilés, plus immenses ou contrits.

Ses corps sans mesure en vérité, prennent leur puissance à la rue, et ceux qui passent s’emparent d’eux. Ces gestes sans parole disent comme les images dont ils proviennent ; ils sont eux-mêmes les témoins d’une douleur silencieuse, l’immense force dont ils sont constitués.
[…]

Henri Cueco
Ernest Pignon-Ernest, Face aux murs (extrait)
© 2010 Delpire Editeur

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Imagie d’Ernest

File !
Ville !
Visible invisible
Vierge
Virgile
Vigile
Fils de la Vierge ! Vite ! Vis ! C’est l’heure, la claire obscure, la bonne, la deuxième ou la treizième, l’heure de Nerval ou de Rimbaud, l’heure bonne aux contrebandiers, l’heure de coller, la meilleure pour Ernest, l’heure entre deux pour le fils-toujours-veuf de se glisser entre les genoux de la terre, de la mère, et d’aller reprendre sa mère à la source. Visiteur du plus tendre Enfer, qui est le Paradis sous les pavés, sous la Ville, sous les plis de pierre de ses membres, ou demeurent au secret les formes adorées des personnes chères, couchées en patience, sur le dos, attendant, ô nos mères, nos grands-mères ! que leurs enfants les rappellent à l’obscurité lumineuse de la survie, par de puissantes invocations.

« Mes images sont nées de la Ville », sent-il. Il pense-image.
Pensée magique. Imagique. Je le prends au mot-image :
voici la Ville enceinte, empreinte.

[…]

« J’ai développé à Naples deux parcours essentiels, un sur les rites de mort et leur relation avec le sous-sol, l’autre sur l’image des femmes.
Naples a une grande propension à vénérer les femmes. Je souhaitais par une image stigmatiser le croisement entre ces deux interventions. J’avais repéré plusieurs lieux qui auraient pu convenir, réfléchi à plusieurs images « piochées » dans la peinture napolitaine et travaillé dessus. Mattia Preti, Solimena Giordano, Artemisia Gentileschi. Je hantais la ville avec tout ça dans mon magasin mental.
La Mort de la Vierge de Caravage résistait, si j’ose dire, me posait des problèmes. […]

Difficile à expliquer, l’idée de la mettre seule dans la rue ne me semblait pas possible. Citer la Madeleine qui est au premier plan du tableau entraînait la construction d’une perspective, d’un effet de profondeur qui ne peut pas fonctionner dans ses rues étroites. J’arpentais souvent Spaccanapoli, c’est une rue longue, très étroite qui, comme son nom l’indique, fend Naples. […] J’avais remarqué la présence en permanence de deux vieilles femmes dans le creux de la porte d’une chapelle.
Je les voyais chaque jour, elles y vendaient des cigarettes de contrebande et des serpillières. Et simplement parce que leur table de bois carrée était placée différemment, il m’est apparu un jour qu’elles pourraient être, elles et leur attirail, cette présence charnière entre l’image et la rue, cette présence que je cherchais, que joue Madeleine au premier plan du tableau… »

Hélène Cixous
Ernest Pignon-Ernest, Face aux murs (extrait)
© 2010 Delpire Editeur

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